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Ryuko

Critique du premier des deux tomes de Ryuko, par Eldo Yoshimizu (dessinateur et scénariste).


Les yakuzas ont toujours constitué un sujet fertile pour le cinéma japonais, avec de très nombreux films comme L’été de Kikujiro, Sonatine, mélodie mortelle ou encore L’Ange Ivre. Mais cette production abondante ne s’est pas nécessairement traduite par une influence marquante et durable dans les autres mediums : si le genre dispose de sa série de jeux vidéo attitrée avec la bien nommée licence Yakuza, il est plus difficile de trouver des mangas rendant hommage à ce genre bien à part. Les yakuzas sont plus souvent présentés comme des figures folkloriques et sont rarement au centre de l’intrigue. C’est alors qu’a surgi de nulle part Ryuko, un manga en deux tomes signé Eldo Yoshimizu.



Si le nom du bonhomme ne vous dit (encore) rien, c’est pour une raison bien simple : Ryuko est son premier manga. Mais il ne s’agit pas non plus de n’importe quel quidam, puisque Yoshimizu est un sculpteur et photographe de renom, passionné de musique, films noirs et de yakuzas qui s’est décidé à 50 ans à se lancer dans le non moins exigeant métier de mangaka. Et vient complètement chambouler nos habitudes de lecteur, pour le meilleur.


Le scénario de Ryuko choisit un point de départ pour le moins surprenant : l’héroïne éponyme dirige en effet un gang de yakuzas... implanté au Moyen-Orient ! Le manga débute avec un coup d’état dans le royaume fictif de Forossyah : le dirigeant déchu du pays, jadis allié avec les yakuzas de Ryuko, confie à cette dernière sa fille Barrel avant de quitter le pays. Dix-huit ans plus tard, le gang se trouve ciblé par une attaque du régime militaire en place, entraînant des révélations qui vont obliger Ryuko à retourner au Japon, en quête de vengeance et de réponses à ses questions...


« Parfois je bois un peu d’alcool avant de me mettre au travail, et je mets la musique à fond »


Cette citation d’Eldo Yoshimizu rend bien compte de la méthode de travail atypique du plasticien japonais. Car avant même de s’enfoncer dans les méandres du scénario, la première baffe que nous inflige Ryuko est bel et bien graphique : noirs intenses, angles de vue cinématographiques, découpage totalement hétérodoxe des cases, effet crayonné très prononcé, on est à des lieues de ce à quoi les mangas nous avaient habitués. Ces effets de style viennent mettre en valeur des personnages toujours en mouvement et insufflent un dynamisme de tous les instants à un manga qui ne connait jamais de temps morts. Yoshimizu n’a cure des conventions du manga et n’hésite pas à placer des objets ou personnages de façon apparemment désordonnés dans l’espace, comme illustré ci-dessous.



Mais ce remplissage ne se fait pourtant pas au détriment de la lisibilité : le procédé permet au dessinateur de multiplier les personnages, points de vue et de grandement dynamiser, là encore, l’action, avec un effet très cinématographique. Ryuko constitue donc un bel exemple d’hommage dessiné au 7ème art : aux antipodes de la démarche animant les œuvres d’un Jiro Taniguchi, il a su se jouer des contraintes du manga pour accoucher d’un style très personnel, déroutant mais aussi rafraichissant et parfaitement en phase avec son scénario. Il s’agit avant tout d’une œuvre protéiforme, que l’on peut autant rapprocher de Corto Maltese que du sulfureux film d’animation érotique Belladonna, signe de l’éclectisme des références de Yoshimizu.



A cette réussite graphique il faut aussi ajouter la qualité du travail réalisé par les équipes de l’éditeur français Le Lézard Noir, qui ont su produire une édition à la hauteur du matériau de base. Couverture rigide (avec un bel hommage à Akira en prime), papier cartonné, encrage et traduction réussis, le manga flatte indéniablement la vue et le toucher.


My baby shot me down


Si les principaux thèmes de l’intrigue (vengeance, filiation, regret et pardon) sont classiques pour une œuvre sur les yakuzas et les mafias en général, Yoshimizu a su chercher l’originalité ailleurs. Il choisit notamment de fragmenter la trame narrative de son récit en multipliant les flashbacks et changements de point de vue pour dynamiser l’intrigue, une démarche assez proche de ce qu’a entrepris le mangaka sur le plan graphique. Son choix de faire voyager le lecteur entre le royaume de Forossyah (plus ou moins assimilable à l’Azerbaïdjan), St Pétersbourg, le Japon et l’Afghanistan peut lui aussi paraître surprenant mais donne au récit une profondeur et une ampleur qu’on ne trouve qu’assez rarement dans les mangas, en plus de lui permettre d’évoquer les affres de la « sale guerre » des Soviétiques en Afghanistan par exemple. Il donne également à l’œuvre un rythme soutenu, où les fusillades, courses poursuites et révélations s’enchaînent sans temps morts.



Le choix de donner la parole aux femmes (qui assument les deux rôles principaux) tranche aussi avec les productions du genre, quasi-exclusivement masculines. Bien que Yoshimizu prenne un plaisir évident à dessiner des filles bien roulées et aux jambes interminables, il serait réducteur de voir dans son choix d’héroïne qu’un fantasme de dessinateur amateur de tatouages, talons aiguille et robes seyantes. Il faut souligner que Ryuko est âgée d’environ 40 ans et dispose d’un statut qui fait d’elle une véritable femme de pouvoir et d’action, dont on découvrira progressivement les motivations, angoisses et obsessions, notamment à travers plusieurs flashbacks. Elle est à ce titre l’une des grandes réussites de ce roman : Yoshimizu ayant évité l’écueil de « l’héroïne-objet » sans réelle substance. Mais le deuxième protagoniste féminin, Barrel, souffre de la comparaison avec Ryuko tant elle semble tomber dans les travers habituels : faire des casses en bikinis, multiplication des scènes d’action, manque d’enjeux autour du personnage. Cependant il est probable qu’elle soit amenée à assumer un rôle plus important dans le second épisode, nous appliquerons donc la jurisprudence britannique du Wait and See. Les personnages secondaires sont également réussis, le garde du corps russe Nikolaï en tête.



Si Eldo Yoshimizu n’était pas à proprement parler un « bleu », il faut avouer que son coup d’essai est en bonne passe d’être un coup de maître. Le premier des deux tomes de Ryuko est une véritable réussite, tant sur le plan graphique que scénaristique. Une action ininterrompue soutenue par un trait puissant, nerveux et dynamique, un personnage principal marquant et un hommage réussi aux films de yakuzas sont autant de bonnes raisons pour se ruer sur cette très belle édition d’un manga qui, tout comme son créateur, détonne dans la production actuelle. Nous vous recommandons également de visionner l’épisode de Tracks Arte consacré au Manga Noir et où Yoshimizu détaille sa façon pour le moins originale de travailler. On attend désormais fiévreusement le dénouement des aventures de Ryuko et Barrel.


8 chargeurs de Mauser C96 sur 10


Le lien vers l’émission Tracks Arte : https://youtu.be/N48O9Kcoo-k


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